mercredi 15 février 2017

J'ACCUSE les souffrances...d'Annick Lefebvre



Publié par Esther Hardy le Mer. 15 février 2017 à 22h02 - Contenu original

Crédit photos: Valérie Remise



Un vent qui décoiffe souffle présentement au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et selon les pronostics, il ébouriffera jusqu’au 24 février. La pièce  J’accuse d’Annick Lefebvre est présentée pour une deuxième saison dans une distribution qui a le pouvoir d’émouvoir, avec les comédiennes Catherine Trudeau, Debbie Lynch-White, Catherine Paquin-Béchard, Alice Pascual et Léane Labrèche-Dor.



Ayant assisté à une mise en lecture de la pièce  Ce samedi il pleuvait  de la même autrice, je savais grosso modo à quel type d’écriture je devais m'attendre. Annick Lefebvre ne mâche pas ses mots: tant dans la vie que dans ses écrits, elle s’exprime sur un ton direct et incisif.



Annick Lefebvre


Construite en cinq monologues distincts qui n’ont en commun que l’âge, le sexe des personnages et la continuité de la trame dramatique, cette pièce est le cri du cœur de cinq femmes qui se dénudent dans leur douleur, leurs désirs et leurs aspirations. Très actuel, ce texte illustre bien les difficultés d’adaptation des jeunes femmes dans une société qui a perdu pied et s’est déshumanisée.


Interpellée par l’intérêt accordé à cette pièce, j’ai rencontré Sylvain Bélanger, directeur artistique du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et metteur en scène de J’accuse.



Sylvain Bélanger


Esther Hardy:
Qu’est-ce qui motive un directeur artistique et même un metteur en scène à choisir de produire une pièce comme  J’accuse ?


Sylvain Bélanger :
Je lis énormément de pièces. Je suis à la recherche de textes comme celui-là qui est profondément théâtral, contrairement à un texte réaliste ou télévisuel. Donc, je cherche de ces langues-là qui ont besoin de la scène pour trouver une dimension quasi surhumaine, qui ont besoin du médium théâtral pour exister.


Quand j’ai lu le texte de  J’accuse, j’avais deux monologues sur les cinq actuels, les trois autres allaient suivre. Je connaissais l’écriture d’Annick pour son texte  Ce samedi il pleuvait, précédemment présenté aux Écuries. J’ai été charmé en lisant les deux premiers monologues et estomaqué par la puissance de cette langue-là qui est pour moi une vraie langue théâtrale. Le projet spécifiait qu’elles sont des femmes trentenaires qui ont décidé de ne pas avoir d’enfants, qui ont des difficultés à se réaliser dans le travail et qui ont plein de choses à dire sur le Québec, sur leur sentiment, leur inadéquation et ayant de la difficulté à prendre leur place ou à s’épanouir. De plus, nous avons une responsabilité collective de les entendre.



Alice Pascual


Alors, on programme pour que collectivement on en prenne conscience. Dans quel Québec vit-on pour que ces femmes-là vivent ça? Sans faire de généralité évidemment, puisque c’est une proposition de l’autrice. Pour moi, une profonde peine motivait leur valse d’accusations, leurs émotions, leur colère, leur frustrations, etc.


Alors comme metteur en scène, ça me donne justement de la place pour travailler ce qui motive la peine et les frustrations, la colère et les paroles qui dépassent la pensée. C’est par cette porte là que j’ai trouvé la ligne directrice pour travailler l’incarnation de ces cinq femmes qui existent pour vrai.



Catherine Trudeau


Esther:
Donc, il y a une conscience sociale derrière la motivation de programmer un texte ?


Sylvain:
Définitivement, c’est omniprésent dans mon travail en général. En dirigeant une institution, j’ai une responsabilité publique. C’est un espace d’échange, une maison d’accueil où on se met ensemble pour réfléchir sur le Québec contemporain. Donc, mon travail est d’agir comme un genre de paratonnerre afin d’essayer de capter l’air du temps avec ce que mes voisins m’écrivent. C’est sûr que je lis souvent des parties de pièce au moment où je programme la saison. C’est là qu’on peut déceler le souffle, la justesse ou le propos urgent à partager. C’est mon travail de capter des écritures qui sont des révélateurs de l’air du temps. Ce qui est très différent des écritures à la mode. C’est ce que j’appelle de « travailler avec des carottes anthropologiques du présent ».



Catherine Paquin-Béchard


Esther:
Pour le choix de la distribution, est-ce que c’est toi qui a décidé ou Annick avait déjà une idée?


Sylvain: 
On en a discuté, mais j’avais déjà une idée. Pour certains rôles, je posais la question à Annick. Comme entre autres Debby Lynch-White, je ne la connaissais pas, c’est elle qui m’en a parlé. Sinon, j’avais une ligne directrice, je voulais cinq filles qui avaient du « chien ». Lorsqu’on travaille en monologue, le moteur qu’est le charisme, ce qu’on appelle dans le jargon « le gros foyer », était la qualité recherchée. Car je savais déjà que je voulais vraiment travailler dans une économie de mouvement.


Les filles sont mises en scène dans des épreuves physiques, des contraintes successives pour donner un canal à cette parole afin qu’elle ne devienne pas banale ou quotidienne et afin d’en faire une performance théâtrale sur scène. On a mis en place des genres de petites olympiades d’actrices. Par exemple, Léane Labrèche Dor pleure sur le bout de ses pieds pendant vingt-cinq minutes. Pour faire passer tout ce texte-là, on a travaillé en contrainte physique. Catherine Trudeau est en petit bonhomme pendant très longtemps. Debbie est sur le bout de ses pieds pour que sa parole passe dans une contrainte physique. Tout ça afin d’aller au-delà de la parole quotidienne et des scories de l’acteur. J’ai entraîné les filles pendant presque un an.



Léane Labrèche Dor


Esther: 
La douleur physique est donc un incubateur pour le personnage?


Sylvain : 
Comme un volcan ou un presto qui compresse ou retient, donc il y a une pression extérieure. Et pour ces femmes-là, c’est la société qui fait cette pression extérieure. Et la parole d’Annick, c’est ce petit tube dans le presto qui s’agite et qui chante quand il y a assez de pression à l’intérieur. Comme une bouilloire à sifflet. Il faut travailler sur la nature de cette bouilloire pour que la parole trouve sa raison d’être. Autrement, on fait juste jaser…


On a monté J’accuse comme des épreuves de survie. Le public se demande si elles vont aller jusqu’au bout. Est-ce qu’elles vont réussir? Il se passe quelque chose au-delà des mots, de la situation et des sujets d’accusation. Il y a une femme qui tente de survivre et une actrice qui tente de se surpasser sur scène. La notion du danger est constante dans J’accuse et ça crée une attention et une écoute particulière dans le public. On est concentré sur leur combat intérieur.


Annick a fait des recherches, par exemple, elle s’est insérée dans le fan-club d’Isabelle Boulay pendant des années pour écrire la partie de Debbie. Le premier monologue est la fille qui vend des bas de nylon dans une boutique de la grandeur d’un cubicule, Annick l’a fait elle-même pendant longtemps. Elle a écrit le monologue de Catherine Paquin-Béchard en y travaillant pendant quatre ans. Être vu de haut, ne jamais se faire regarder dans les yeux… subir tout ça!



Debbie Lynch-White


Esther :
Pourquoi remettre à l’affiche  J’accuse  pour une deuxième saison? est-ce que dans la première saison (2014-2015), vous aviez manqué de temps pour les supplémentaires?


Sylvain :
Il y a eu des supplémentaires dans la production initiale et nous étions allés au maximum de ce que l’horaire permettait. C’est certain que c’est une épreuve pour les filles, elles ne peuvent pas jouer ça pendant huit semaines. De plus, en début de saison, on ne sait jamais ce qui va marcher fort ou moins fort…

Donc, il y a eu un engouement de la part du public. Et on veut aller à la rencontre du public, on veut que ça continue pour rencontrer d’autres publics et toucher plus de gens. On a donc une responsabilité de poursuivre. Alors, même si on a perdu une actrice, Ève Landry qui est en train d‘accoucher, on a quand même poursuivi.



Alice Pascual



Et au-delà de ça, ce qui est intéressant pour toute l’équipe, est que lorsque tu reprends une pièce, tu apprends beaucoup sur ton métier. Qu’est-ce que de revenir à l’origine de ce que l’on a créé? Revenir et se concentrer sur le processus avant qu’il y ait un public dans la salle. C’est exigeant, les filles ont eu le vertige lorsqu’elles ont repris leur texte. Se demandant si elles allaient y arriver même si elles l’avaient déjà joué trente fois. C’est un texte concentré de 20-25 minutes par personnage.


Donc, ce n’est pas juste des répétitions et une mise en scène, c’est un entraînement. Les filles ont fait beaucoup de place dans leur vie personnelle pour y arriver… On se voyait en plusieurs étapes de répétitions. Elles ont travaillé isolées pendant les premiers trois mois. Lors de la mise en commun, la charge émotive était énorme pour chacune d’elles. Chacune ne comprenait par où les autres étaient passées.  Elles étaient admiratives et compréhensives du travail les unes des autres.



Léane Labrèche Dor


Merci à Sylvain Bélanger pour son ouverture, sa capacité à bien expliquer son travail tout en nuances et son impressionnante mise en scène d’une précision chirurgicale.


J’accuse  est un grand cri du cœur de femmes trentenaires qui cherchent à se faire entendre. Leur appel est toujours d’actualité… Il charme tout autant qu'il touche et vous fera rire aussi. À voir jusqu’au 24 février au Centre du Théâtre d'Aujourd'hui.

lundi 6 février 2017

Manifeste selon Choinière



Publié par Esther Hardy le Lun. 6 février 2017 à 15h16 - Contenu original

Crédit photos: Caroline Laberge

L’Espace Go présente jusqu’au 18 février « Manifeste de la Jeune-Fille » d’Olivier Choinière, un regard incisif sur les relations et les attitudes sociales incarné par une brochette d’acteurs de choix : Marc Beaupré, Stéphane Crête, Maude Guérin, Emmanuelle Lussier-Martinez, Joanie Martel, Monique Miller et Gilles Renaud dans une mise en scène de l’auteur lui-même.


Cette Jeune-Fille se retrouve dans le visage de chacun des sept comédiens, masculins ou féminins, de toutes les générations confondues et de tous les styles… Choinière caricature la superficialité qui se dénude et se rhabille au gré des modes. Celle qui sait prendre plaisir à parader dans des conversations sans substances… Bien évidemment, l’impact qui en résulte est tout autre.


La pièce est inspirée de l’essai Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille, publié en 2006 par un collectif d’écrivains nommé Tiqqun, dont le nom est tiré d’un idéal juif de justice sociale (réparation, restitution et rédemption). Choinière veut souligner la frivolité dans les rapports sociaux et les communications modernes. Mettre en exergue combien tout mouvement sain initialement lancé est invariablement récupéré. Il caricature la mentalité de consommation actuelle, en regard des objets matériels et des relations, autant que dans la façon insatiable de chercher l’attention et le constant désir de se donner en spectacle.


« ÊTRE AIMÉ, C'EST GAGNER DES VACANCES TOUTES PAYÉES. 
ET FAIRE L'AMOUR, ÇA FAIT MAIGRIR. » – La Jeune-Fille




Gilles Renaud et Marc Beaupré


Ce manifeste est traité tout en humour avec l’implication de chacun de ses protagonistes, ce qui produit des moments absolument délicieux… Et on passe tout en revu, même ce qu'il y a de plus inattendu comme le choc des générations et leur impact respectif dans l’évolution sociale. L’auteur l’illustre bien dans un dialogue entre baby-boomers incarné par Gilles Renaud, et Marc Beaupré de la génération à l’origine du printemps érable et le tintamarre de ses casseroles… Quel moment cocasse que cette montée de lait de ces deux excellents comédiens, le « clash » des générations se relançant la balle et s’accusant mutuellement d’avoir été celle qui a eu le moins d’impact dans l’évolution de la société. Tout simplement jouissif!!


Sur une base de dialogue commun, la pièce se déroule en couches qui s’additionnent et qui sont emmenées jusqu’au bout du questionnement général… Chaque couche étant semblable dans sa structure et différente dans ses éléments et sa représentation… Le résultat nous donne à la fois le sentiment de faire partie d’une spirale qui tente de s’élever, et d’un labyrinthe dont la façon de s’en sortir se solde par un départ dans un nouveau labyrinthe… Miroir éloquent de notre société actuelle.




Stéphane Crête et Maude Guérin


Je salue le talent, l’audace de la rayonnante Maude Guérin, particulièrement lorsqu’elle porte un costume très insolite à son entrée sur scène. La belle comédienne ne lésine pas et se métamorphose pour bien incarner la Jeune-Fille de type pipelette…


Sans parler de Marc Beaupré qui assume avec brio le rôle de la Jeune-Fille incarnée dans tous les types de jeunes hommes. Stéphane Crête est tout simplement hilarant dans ses mille personnages, tous aussi différents les uns des autres. Emmanuelle Lussier-Martinez étonne avec la puissance de sa jeunesse et son aplomb. Joanie Martel allie une performance forte aussi sérieuse que comique avec l’ardeur de son talent. Monique Miller nous offre le privilège de sa grande expérience de scène où on oublie son âge vénérable derrière ses nombreux déguisements. Et l’exceptionnel Gilles Renaud qu’on aime voir se transformer du petit vieux au jeune baby-boomer, toujours aussi bien incarné, avec talent et charisme…


Une panoplie d’acteurs de toutes générations, talentueux et convaincants qui sauront vous divertir jusqu’au 18 février à l’Espace Go.